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ERCKMANN-CHATRIAN









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Noëlle BENHAMOU




 



 





Comptes rendus






Cette page propose les comptes rendus des oeuvres d'Erckmann-Chatrian.


  • Barbey d'Aurevilly
  • Zola, « Erckmann-Chatrian », Le Salut public de Lyon, du 29 avril et du 1er mai 1865, repris dans Mes Haines, Paris, Charpentier, 1866, p.179-200.



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  • Barbey d'Aurevilly, « M. MALOT ET M. ERCKMANN-CHATRIAN. Les Victimes d'amour. - le Docteur Mathéus », Le Pays, 22 juin 1859, repris et modifié dans Les Romanciers, Paris, Amyot, 1865, p.253-256.

    I

         D'ici à bien peu de temps, le roman, qui déborde plus que jamais, deviendra une œuvre de la plus affreuse difficulté. Pour toucher à ce genre de littérature, il faudra vraiment du génie. Fané par tant d'imaginations plus ou moins puissantes ou vulgaires, qui y touchent comme si, de talent, elles en avaient le droit, ce ne sera pas trop que du génie, - et beaucoup de génie, - pour raviver cette forme déjà usée et flétrie, sur laquelle des talents sans mâle invention et sans fécondité viennent passer leurs petites ardeurs. Le roman, - nous l'avons dit souvent, - est la forme fatale et dernière des vieilles littératures qui finissent, - ainsi que les hommes, - par des contes, comme elles avaient commencé.
         Rien donc d'étonnant à cette précipitation des esprits vers le roman, cette forme actuellement populaire de la pensée littéraire du dix-neuvième siècle, mais rien d'étonnant non plus à son avilissement par sa popularité... Il en arrivera du roman (et dans un avenir très-prochain) ce qui est arrivé de la tragédie. La tragédie a eu ses jours d'empire et même de despotisme, comme le roman de notre temps. Autrefois, tout ce qui se croyait une destinée littéraire dans le cerveau faisait sa tragédie, identiquement comme aujourd'hui on fait son roman ou son volume de contes, car le conte, c'est le roman en raccourci...
         Malheureusement, les popularités ne sont jamais bien longues, et l'amour des foules est mortel. Ce n'est pas un Racine qu'il faudrait maintenant pour ranimer la tragédie morte. Ce serait un Racine doublé d'un Corneille, et encore y parviendrait-il ?... Un jour, l'imagination publique, qui, ce jour-là, se monta la tête et fut bonne fille, essaya de ce galvanisme de désespoir quand M. Ponsard donna sa Lucrèce. Ce n'était que M. Ponsard, et la tragédie tuée resta tuée. Elle était morte, doit-on dire, sous l'étreinte d'esprits imbéciles qui n'eurent que de lâches embrassements ? Et il en sera de même du roman, si le train qu'on mène continue. Nous en sommes présentement, en matière de romans et de contes, et si près du grand Balzac encore, aux Luce de Lancival et aux Carion de Nisas.
         Et nous ne pouvons retenir ces graves et tristes paroles en présence de livres que, chaque jour, le hasard de la publicité nous apporte... Tous romans, ou à peu près, qui font trembler de l'inanité de leur fond et de l'imitation facile de leur forme ! Tous livres auxquels on peut dire : « Vous n'êtes pas de bien beaux masques, mais c'est égal, je vous connais ! je vous ai déjà lus et vous valiez mieux. » Les échos ont mangé les voix ! Avant-hier, c'était M. Ernest Feydeau qui répétait dans son Daniel tout le grand répertoire connu, Goethe, Chateaubriand, Byron, avec une voix de perroquet d'épicier qui changeait un peu l'accent de ces grands hommes. Hier, c'était Mme Sand qui, dans Elle et Lui, se répétait elle-même, et qui nous resservait, sur une assiette de pâte très-peu tendre, son vieux Leone Leoni et son vieux Ralph.
         Aujourd'hui, voici deux jeunes hommes (nous les croyons jeunes à leurs œuvres) qui, ne manquant pas d'un certain talent pourtant, débutent par des imitations et peut-être par des réminiscences. Nous aimerions mieux des folies ! L'un, M. Erckmann-Chatrian, nous donne un mélange bien sage d'Edgar Poe et d'Hoffmann, précipité dans une espèce d'eau blanche, qui est son genre de talent, à lui ; et l'autre, M. Hector Malot, qui, du moins, a une plus longue haleine, qui tient plus longtemps son sujet, publie, à son tour, une histoire qui fait l'effet d'un palimpseste, - d'un palimpseste dont les lettres reparaissent peu à peu, altérées, jaunies, pâlies, mais distinctes cependant, et telles qu'on les avait lues autrefois !

    II

         Voyez plutôt ! - II s'agit d'amour dans le livre de M. Malot, - et son roman doit être, à son titre, quelque chose comme une trilogie, quoiqu'il ait oublié de nous en avertir, ce qui n'est pas un oubli de préface, mais un oubli de composition : - il s'agit donc d'amour ; mais est-ce un côté inexploré de ce sentiment, qui est l'infini dans nos âmes, que M. Malot a cherché et a découvert ? Nous a-t-il montré une maladie à formes nouvelles, une affection ou une combinaison inattendue d'affections, dans ce terrible principe morbide omnipotent et menaçant que nous portons dans nos poitrines et que nous appelons notre cœur ? Ses Victimes d'amour, - titre tragique et presque grandiose dans sa simplicité, - ne sont-elles que les mêmes victimes que nous avons vues tant de fois égorgées, de la même manière et avec le même couteau, ou, sacrificateur inspiré, M. Malot a-t-il innové dans le sacrifice ?
         N'avons-nous pas vu déjà, - et faut-il donc dire où ?... - ces combats d'âme faible et violente entre deux amours, revenant du second au premier, hélas ! de manière à faire croire qu'il n'y a peut-être qu'un amour dans la vie, et que l'être tombé dans ce feu ne se cicatrise jamais et garde des blessures inextinguibles ! Depuis Oswald, qui, dans Mme de Staël, ne sait plus celle qu'il aime de Corinne ou de Lucile, jusqu'à la femme de Leone Leoni, qui retombe toujours à son vil coquin d'amant, comme Maurice Berthaud (le héros de M. Malot), femme à sa manière et de l'espèce la plus méprisable, retourne à sa vile coquine de maîtresse, n'avons-nous pas vu, - et bien ailleurs encore, l'esclavage insensé d'un cœur lâche, empoisonné pour jamais par cette première passion que notre vie a bue, comme une éponge, et dont on peut dire avec la chanson grecque : « J'ai craché sur la terre, et elle est tout empoisonnée ? ».
         Dans une époque comme la nôtre, sans force de principe et sans force de volonté, je sais bien que ce misérable type d'homme ou de femme à deux amours, indésouillable du premier, ayant pris corps avec cette fange, est le type commun et presque universel ; que c'est le cri du sang, de ce sang que nous avons gâté, et que de son temps tout romancier, qui en porte le joug comme un autre homme, peut jeter ce cri à son tour ! Seulement il faudra, pour qu'on écoute et qu'on frémisse, qu'il soit jeté avec une profondeur d'accent, une âpreté de rugissement qu'on n'avait pas encore entendue ?... Est-ce le cas ici pour M. Malot ?
         Le sujet accepté ou subi, car le talent, cette vibration, c'est parfois la vibration d'un horrible coup qui nous fut porté, le sujet accepté ou subi, l'auteur a-t-il au moins varié le sujet tombé dans sa tête, qui n'a pensé que sous le coup qui l'a frappée ? N'avons-nous pas vu plus travaillées et plus rutilantes qu'ici les éternelles antithèses de la femme de vingt-sept ans et de la jeune fille de dix-sept, de la femme qui sait et de la jeune fille ignorante, de la brune enfin et de la blonde, pour que la physiologie, sans laquelle nous ne pouvons vivre même littérairement, y soit ?
         La Marguerite de M. Hector Malot, qui est la Leone Leoni en femme, a-t-elle sur sa figure, morale ou physique, un signe quelconque, grand comme une mouche, qui la distingue de toutes ces plates drôlesses qui sont partout et pour lesquelles on s'est épuisé d'invention quand on a dit qu'elles étaient belles comme Antiope, dans leur crinoline ? Le Maurice Berthaud, ce type honteux de l'enfant gâté et de l'artiste, a-t-il au moins l'originalité d'une seule turpitude à laquelle n'aient pas pensé ceux qui lèchent et pourlèchent, depuis des années, soit dans le roman, soit au théâtre, ce type accusateur du dix-neuvième siècle ?
         Quand on n'est pas de force à créer un type, il faut ajouter aux types connus que l'on emploie. Or, qu'est-ce qui appartient, en propre, à M. Malot dans la conception de son Maurice Berthaud et de sa Marguerite Baudistel ?... Et autour de ces figures principales, qui sont le fond du roman, en avons-nous au moins quelques autres accessoires, plus neuves, et qui en puissent être l'ornementation ?... Le chevalier de Tréfléan, le curé Hercoët, le médecin matérialiste Michon, la mère de Maurice, la mère, cette sublime ordinaire, à laquelle j'ose demander, au nom de l'art, quelque chose de plus que la même manière de toujours se dévouer et de toujours mourir en pardonnant, ne les avons-nous pas tous rencontrés et coudoyés, non pas seulement dans la vie, mais aussi dans la littérature, et sur un pavé de littérature plus haut que celui sur lequel M. Malot les fait marcher ? Aussi, disons la vérité. Personne n'a le droit de refaire ce que Balzac a fait si bien cent fois, à moins qu'une fois on n'y mette ce que Balzac n'y a pas mis.
         Et ce manque radical d'originalité dans le sujet et les personnages des Victimes d'amour, il est aussi dans les détails. Ainsi, par exemple, quand Maurice Berthaud s'embusque dans l'escalier des Italiens pour en voir descendre sa maîtresse, nous apercevons, derrière la description de M. Malot, passer sur le même escalier le Michel Chrétien de Balzac, qui y fait exactement la même chose, mais qui le fait de façon à éteindre le petit tableautin de M. Malot sous le flamboiement du souvenir.
         Ainsi encore, quand Berthaud et son ami Martel sont menacés de périr dans la tempête, en face de tout le village de Plaurach, assemblé sur le rivage, et qu'Autren, l'homme de cœur du livre, qui prouve son cœur en se tuant, comme Werther et Stenio, se jette à l'eau pour sauver son rival, pourquoi le vaisseau de Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie, vient-il projeter sa grande ombre sur la barquette de M. Malot ? et pourquoi Autren, nu jusqu'à la ceinture sur son écueil, fait-il surgir dans l'imagination, qui a le souvenir autant que le rêve, la nette image de ce matelot, nu aussi jusqu'à la ceinture, et qui, debout sur le pont du navire, demandait à genoux à Virginie l'honneur de la prendre dans ses bras et de la sauver ?... Certainement ce n'est pas là du copiage volontaire et conscient, mais il n'en est pas moins certain que le réverbérateur de toutes ces choses, dont la seule invention est de se croire un inventeur, allume en nous d'anciennes images qui ont plus de vie que les siennes et qui nous en éclairent la petitesse par la comparaison !

    III

         Quant au style, il est évident que l'auteur des Victimes d'amour est de cette école qui part de Stendhal, qui partait lui-même de Voltaire, passe par M. Flaubert et croit être précise et positive, parce qu'elle est exacte avec une minutie atroce et d'une sécheresse strangulante, malgré tous les efforts de sa couleur. Ces efforts sont grands. M. Malot n'aurait pas de duel, lui, pour la cime indéterminée des forêts. Mais il n'aurait pas non plus ce fondu de nuances, qui se sert de l'expression abstraite pour peindre mieux. Lui peint cru et implacablement tout, jusqu'aux collets rouges des facteurs de la poste ; il colorie avec acharnement ses daguerréotypes des moindres accidents vulgaires, mais c'est un photographe sans soleil ! Prenez la mort et l'enterrement de la mère de Maurice Berthaud, et le mariage et la procession au pardon de Saint-Guin, vous avez la relation sèche et la nomenclature d'une gazette.
         Il est vrai que M. Malot ne semble guère avoir le sens des grandes cérémonies catholiques, inépuisables de poésie attendrissante et profonde. Est-il même catholique, ou est-il philosophe ? Telle est la question qu'on se fait, soit en le lisant, soit après l'avoir lu... M. Malot a eu la force d'écrire quatre cents pages sans nous révéler ce secret, mais le silence qu'il garde le trahit plus que s'il avait parlé... C'est un positif qui doit trouver le christianisme bien vague pour la fermeté de sa pensée. C'est un positif de raison comme de style, qui, à force de positif, a la main gourde dont parle Montaigne. S'il n'est pas grossier, il est gros, et voici quelques-unes de ses grosseurs : « Elle avait été désirée (dit-il en parlant de Marguerite), et elle avait désiré elle-même. - Sa chair brûlante et impatiente voulait enfin jouir ! - Le mot amour lui paraissait de feu et la robe de Marguerite de plomb. Il n'osait prononcer l'un et se sentait trop faible pour relever l'autre. »
         Cela n'est pas mâché, comme vous voyez, et on sait que nous ne sommes pas prude, mais nous demandons humblement, soit un peu de poésie, soit un peu de passion, pour faire passer ces franquettes d'expression qui, à froid, et dites comme cela, sont insupportables. Du reste, au milieu de ces étranges nettetés, on trouve des inexpériences et des gaucheries de nature humaine qui indiquent dans M. Malot une grande innocence de pensée. « A-t-elle ma beauté ? A-t-elle ma corruption ?... dit Marguerite à Maurice en parlant de la jeune fille qu'il épouse. » Eh ! quelle corrompue a jamais parlé de sa corruption, à bout portant et comme un ignoble avantage ? Les corrompues de M. Malot mettent trop de corruption comme on met trop de rouge, et le novice observateur manque son effet, pour vouloir en faire trop.
         La préoccupation de ce malheureux livre, où il y a de l'étude et parfois du style, mais rien de sincère, de franc et de naïvement emporté, la préoccupation se trouve partout, c'est la manie de faire de l'école hollandaise, de cette école hollandaise transportée dans la littérature, et qui les perdra tous, ces romanciers sans idée, qui veulent tout écrire et ne rien oublier, parce qu'il est plus aisé de peindre les bretelles tombant sur les hanches des hommes qui jouaient au bouchon (v. p.68), que d'avoir un aperçu quelconque ou de trouver une nuance nouvelle dans un sentiment. Oui, la manie de l'école hollandaise les perdra, car, pour peindre la vulgarité et n'être pas odieux comme elle, il faut la divine bonhomie qu'ils n'ont pas, et qui est aussi rare et aussi précieuse que la puissance même de l'idéal, qu'ils n'ont pas non plus !

    IV

         Si on ôtait du livre de M. Hector Malot tout ce qui appartient à notre époque et ce qui passera avec elle, toutes les choses qui sont le domaine commun pour qui plante sa plume dans un sujet moderne, et les lectures contemporaines et la langue générale des romans actuels, que resterait-il à ce communiste littéraire qui vit sur l'apport social bien plus que sur son propre talent ?... De même M. Erckmann-Chatrian.
         M. Erckmann-Chatrian est aussi un communiste d'imitation. Croit-on qu'il aurait fait son livre de L'Illustre Docteur Mathéus, si Hoffmann ou Edgar Poe n'avaient jamais existé ?... Eh ! mon Dieu ! peut-être : les imitateurs, qui cherchent leur vie à toute porte finissent bien toujours par trouver quelqu'un ou quelque chose à imiter. Le livre de Contes de M. Erckmann-Chatrian a rencontré dans la critique des ingénus qui l'ont vanté, comme s'il allait reculer les limites du conte bouffe ou du conte fantastique ; mais l'enthousiasme de ces gens-là déposait encore plus de l'ingénuité de leur ignorance que de leur sensation, car il n'est pas douteux que si M. Chatrian avait pu naître avant qu'Hoffmann ou Edgar Poe ne l'eussent précédé, il aurait fait une bonne partie de tout l'effet qu'il ne fait pas. Mais là précisément est l'achoppement et l'enclouure. Comme M. Hector Malot et comme bien d'autres des réverbérateurs actuels, M. Chatrian n'a pas de plus grands ennemis de son livre que les souvenirs éveillés par son livre, et c'est la réminiscence qui le fait vivre qui le fait mourir !
         Le livre qu'il publie aujourd'hui ne porte pas ce nom de L'Illustre Docteur Mathéus pour marquer un ensemble commun de récits, reliés sous une idée qui les embrasse dans un but unitaire de composition, mais tout simplement L'illustre Docteur Mathéus est la plus grosse pièce du recueil. Le Docteur Mathéus, vrai comme une grimace, mais n'ayant pas plus de profondeur qu'une grimace, est un Don Quichotte philosophique suivi de son Sancho qui s'en va prêchant la métempsychose, comme Don Quichotte s'en allait en guerre, et qui revient à la maison couvert de horions partout attrapés.
         C'est bon et pas allemand du tout de se moquer de la métempsychose, qui est la philosophie la plus bête des philosophies bêtes, et la collection en est nombreuse ! Mais si le Don Quichotte, malgré le génie de Cervantès et les épisodes qui sont la plus belle partie de son livre, est un livre monotone, d'une gaieté de muletiers, ayant toujours le même goût d'ail et de proverbe, que dire de la grosse plaisanterie du Docteur Mathéus, bien moins âcre et bien moins renouvelée ?...
         Que dire de cette réduction de Don Quichotte en petit homme de bois de Nuremberg, avec le costume allemand d'un professeur d'Université ? M. Chatrian, en voulant imiter Hoffmann, ne lui a pas pris sa sobriété de détail et son moyen si fantastique de faire de l'effet avec un rien, une corde à violon qui casse ou une main qui prend un flacon derrière une fenêtre. Il est, au contraire, surchargé et enluminé, mais, pour peindre avec le bleu et le rouge de Toppfer, il n'a pas la naïveté vive de son enluminure. Dans les contes terribles qui suivent, en queue de singe, L'Illustre Docteur Mathéus ; L'Œil invisible, Le Requiem du Corbeau et La Tresse noire, il n'a pas non plus la sinistre fascination de cet égaré d'Edgar Poë et sa solennité mystérieuse, et c'est ainsi qu'il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'il est pourtant tous les deux.
         Et voilà des débuts ! et probablement de la jeunesse ! Des débuts bien sages, laborieux... qui sait ? (laborieux pour imiter, il ne faudrait plus que cela !) mais, s'ils ne sont pas laborieux, honnêtement soignés dans leur facilité ! Avoir fait d'Hoffmann et d'Edgar Poë une combinaison honnête, avoir fait d'Hoffmann, l'halluciné de fumée de pipe, le nerveux suraigu, le labes dorsal qui vécut des années avec une moelle épinière à feu, et d'Edgar Poë, plus étonnant encore, d'Edgar Poë, l'ivresse la plus noire et la plus rouge qui se soit allumée jamais dans une tête humaine sans la faire éclater, le mangeur d'opium arrosé d'eau-de-vie, le delirium tremens devenu homme jusqu'à ce que l'homme fût entièrement tué par le delirium tremens, faire de ces deux puissants génies malades une petite créature qui ne se porte pas trop mal, et qui nous trempe l'esprit comme une mouillette dans une mixture... sans inconvénient, n'est-ce pas un début magnifique ?
         Mais jeune homme voulait dire autrefois impétueux ! L'imitation, nous le savons bien, c'est par là que l'homme débute dans la vie, mais, pour peu qu'il ait de la vie, il outre le défaut de son modèle, et cette outrance, c'est l'honneur de son esprit, car c'en est la promesse ! Quand Chateaubriand, à son début, imitait Rousseau, il était plus déclamatoire, plus faux que lui, plus ardemment morbide ; il élevait les défauts de Rousseau à leur plus haute puissance, mais c'était sur ces défauts exagérés et rejetés plus tard qu'il devait monter jusqu'à la hauteur de son propre talent, à lui-même. C'est par là, par cette furie de l'imitation qui ne peut pas rester dans l'imitation, qu'il marchait... à Chateaubriand !
         Pourquoi M. Hector Malot n'a-t-il pas exagéré les défauts de quelqu'un, - n'importe qui, Balzac ou un autre ! - au milieu de tout le monde littéraire qu'il rappelle ?...
         Pourquoi M. Erckmann-Chatrian n'a-t-il pas essayé de forcer ou d'affoler un peu plus le fantastique d'Hoffmann ou de Poë ?... Nous l'aurions préféré, nous l'aurions constaté avec joie. C'eût été l'espoir de la sève. Mais la vie, où est-elle ? De l'imitation consciencieuse qui veut être habile, de l'imitation qui est même parfois réussie dans la dégradation de ce qu'elle imite...
         Vous voyez qu'en fait de romans et de contes, nous avions raison de dire que nous touchons tout à l'heure à la période des Luce de Lancival et des Carion de Nisas !

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  • Barbey d'Aurevilly, « Erckmann-Chatrian [Contes fantastiques ; Contes de la montagne] », Le Pays, 19 décembre 1860, repris dans Romanciers d'hier et d'avant-hier, Les Œuvres et les Hommes, 3e série, XIX, Paris, Lemerre, 1904, p.95-105.

    I

         Ces deux têtes dans un bonnet qu'on appelle d'un seul nom, fait avec les deux leurs, Erckmann-Chatrian, pour l'appeler comme ces deux têtes s'appellent, vient de publier de nouveaux Contes fantastiques. Le succès de L'Illustre Docteur Mathéus a mis en verve Erckmann-Chatrian ; car Erckmann-Chatrian a eu du succès chez ce public qui aime mieux les lithographies que les gravures. Quand on venait de nous donner les mordantes eaux-fortes qui s'intitulent les Contes arabesques d'Edgar Poe, faites pour la substance dure de l'organisme américain, mais réellement trop fortes pour le public qui crée le succès en France, les lithographies d'Erckmann-Chatrian devaient réussir, et cela n'a pas manqué. D'ailleurs, indépendamment de la forme, du trait appuyé, du coup de burin, qui n'a rien de ce forcené d'Edgar Poe, de ce « diable devenu fou », comme disait Lord Byron de celui qui a bâti Londres, Erckmann-Chatrian avait fait, pour le fond de ses Contes, ce qui réussit, hélas ! à peu près toujours en France : du juste-milieu. Il s'était campé - non ! campé est un mot bien hardi : c'est glissé qu'il faut dire, - précisément entre cet Edgar Poe, encore plus diable que fou, et Hoffmann, l'allemand, qui, lui, était plus fou que diable, et il avait ôté à l'un son caractère diabolique et prémédité, et à l'autre son insanité effrayante et involontaire ; il les avait affaiblis, il les avait embourgeoisés...
         Les bourgeois furent reconnaissants. Nous, nous fûmes sévères pour l'auteur de L'Illustre Docteur Mathéus, auquel nous reprochâmes son procédé d'imitation débilitante. Erckmann-Chatrian n'était réellement que le clair de lune d'Edgar Poe et d'Hoffmann, réfléchi dans un seau… Mais faites bien attention à l'orthographe ! Erckmann-Chatrian n'est pas du tout celui qui s'écrit autrement. Il a du talent, ou, pour parler plus juste, il en aura, quand il n'imitera plus personne et qu'il se contentera d'être lui.
         Je sais bien que L'Illustre Docteur Mathéus était un début, et que dans tout début, à quelque âge qu'on le fasse, il y a de la jeunesse et de son charme, de ces jolies petites imbécillités de la jeunesse que nous adorons, et auxquelles nous sommes tentés de tout pardonner. D'un autre côté, la Critique, qui doit tenir compte de tout, n'a pas de pistolet à mettre sur la gorge pour forcer un homme à avoir du génie, et presque tous, quand nous n'avons pas du génie, nous commençons par l'imitation en toutes choses. Mais cette imitation, qui est dans les usages de l'esprit humain, même quand on a du talent, est moins acceptable lorsqu'il s'agit de fantastique que quand il s'agit de toute autre espèce de littérature.
         En fantastique, le génie est presque de rigueur. Qu'est Erckmann-Chatrian nous le pardonne ! il y a souvent de l'impertinence à écrire le mot fantastique sur ses œuvres lorsque l'on n'a pas de génie ; il y a toujours de l'imprudence, lorsqu'on n'est pas sûr d'en avoir. Le fantastique oblige. Par cela même qu'on écrit ce grand mot, on déclare ne plus se réclamer de cette simple Fantaisie qui peut être si belle, mais de cette Fantaisie-là qui doit être transcendante, puisqu'elle se permet d'être étrange, et qu'on la déchaîne du dernier lien du bon sens, du dernier fil de la réalité. Lorsque le genre que l'on choisit autorise tout, voyons ! on est bien tenu à quelque chose. Quand l'Invention est une outrance qui fait craquer le monde créé sous son absurdité puissante, et qui cherche l'émotion à tout prix, par toute voie, il faut la trouver, ou, soi-même, on est perdu si on ne la trouve pas, cette émotion qui est le but, mais qu'il faut profonde et non pas vulgaire ! Faire du fantastique, c'est monter l'hippogriffe ou le manche à balai des Sorcières. Ce n'est pas tranquillement se mettre entre les jambes, au coin du feu ou d'un pot de bière, l'honnête rotin de l'imitation laborieuse qui a servi à faire du chemin, comme un bon bâton qu'il est, mais à pied !
         Eh bien, c'est ce rotin que nous n'aimons pas ; c'est cette virtualité du fantastique que, malgré son succès et peut-être à cause de son succès, nous n'avions pas sentie en Erckmann-Chatrian ! Courageux contre notre opinion, il a continué de marcher dans cette voie où l'on ne s'en tire qu'avec des ailes, et il nous donne, absolument comme si nous n'avions rien dit, deux volumes, - que dis-je ? comme s'il ne pouvait s'en empêcher ! Est-ce là l'entêtement du génie ?... Est-ce quelque chose comme le beau coup de colère de Lord Byron, qui, lui aussi, commença par un livre détestable, imité, poncif, nuageux, ossianique, que la Revue d'Edimbourg traita comme il le méritait ; et heureusement !! car, sous son fouet, son fouet fécondant comme la verge de Moïse, coula, avec le sang de l'amour-propre irrité, un flot de poésie qui ne s'arrêta plus, la plus belle poésie du monde moderne !
         En d'autres termes, sans être dans son genre un Lord Byron, Erckmann-Chatrian a-t-il senti la vocation - cette tigresse qui dort parfois comme une marmotte - s'éveiller en lui sous le rude toucher de la Critique, et nous forcera-t-il à reconnaître qu'il a le génie fantastique, qui doit être le plus étonnant et le plus rare de tous les génies, puisque, ainsi que je l'ai avancé, il se permet tout, et que l'Imagination, cette Rêveuse difficile, a toujours le droit de lui dire : Je m'y attendais ?...

    II

         Cette question, que la balbutie de L'Illustre Docteur Mathéus avait laissée pendante, ces deux volumes-ci y répondent, selon nous, très nettement. Erckmann-Chatrian, qui se débat contre une prétention de son esprit ou contre une impression de son imagination fascinée, n'arrive point à dégager de ses facultés ce qui n'y est pas. Il ne sera point un fantastique. Il faut qu'il renonce à prendre ce bel oiseau bleu des Nuits, encore plus farouche et plus difficile à saisir que le bel oiseau bleu des Jours. Seulement, s'il n'est pas un de ces conteurs qui tuent sous eux la réalité, mais qui la remplacent, il n'est pas seulement qu'un imitateur qui, comme la Grenouille de la Fable, crève misérablement en faisant sa grimace. Non ! Dieu merci ! il y a en lui un autre homme que l'imitateur. Au lieu de l'étrange visionnaire à la sensibilité renversée qui fait le fond d'Edgar Poe ou d'Hoffmann, il y a un écrivain sensible à notre manière, à nous tous, pour tous les phénomènes normaux de la vie, et un observateur du cœur, quand le cœur est rhythmé par le sentiment de l'humanité saine et pure. Il y a enfin dans Erckmann-Chatrian tout le contraire de ce qu'il cherche : - un homme de la réalité, de la lumière, du plein jour, un coloriste naïf et parfois vaillant, qui trémousse la couleur sur la palette et la jette sur sa toile avec une brutalité joyeuse et souvent heureuse.
         Erckmann-Chatrian est même tellement l'homme de la réalité, qu'il touche au réalisme et qu'il pourrait y entrer... par la porte du cabaret qu'il aime... Mais c'est un réaliste que voilà averti maintenant et qui prendra garde ; car il ne nous produit pas l'effet d'avoir le parti pris de ceux-là qui se sont fait un système avec les objections naturelles de leur esprit. Ce n'est pas tout. L'auteur des Contes fantastiques et des Contes de la montagne n'a pas que la gaîté du coloris ; il a aussi celle de l'humeur. C'est un ironique... mais en goguette. C'est un misanthrope... mais sanguin, comme le prouve, entre autres Contes, - car d'autres de ses Contes le prouvent aussi, - cette excellente plaisanterie, ce Conte bouffe des Lunettes de Hans Schnaps. C'est enfin un allemand, mais sans niaiserie, un allemand de la bonne espèce, très au courant des choses allemandes, des paysages allemands, des mœurs allemandes. Il a la qualité la plus aimablement et la plus estimablement allemande : la cordialité ; et quand il aura vécu davantage, quand il aura éteint bien des tons crus qui lui restent, quoiqu'il ait déjà commencé de les adoucir, - car l'enlumineur de L'Illustre Docteur Mathéus a cédé la place au peintre dans les nouveaux Contes, - quand il aura passé sur les tableaux de genre, pour lesquels il nous semble fait, l'ombre enfumée de la délicieuse bonhomie, il aura atteint le vrai de son talent et acquis sa valeur plénière.
         Telles sont, au vrai, les facultés naturelles, premières, développées déjà, et qu'il doit développer davantage. Comment un tel esprit, rond et éveillé, qui se tient entre deux vins (le nom d'un de ses contes joyeux), et qui ne boit ni d'éther comme Hoffmann, le grêle et le pointu, ni d'opium comme ce frénétique, sombre et froid d'Edgar Poe ; comment ce peintre de genre littéraire, attendri souvent malgré sa gaîté, et qui pleure au fond de son sourire, comme dans cette chose émouvante et charmante : les Fiancés de Grinderwald ; comment ce moraliste, qui dans dix ans sera bonhomme, la qualité la plus enviable très certainement pour un conteur, a-t-il pu se croire ou voulu être un fantastique, c'est-à-dire le peintre du sinistre, du mystérieux, du morbide et de l'incompréhensible humain ? C'est là une question de biographie intellectuelle que la Critique n'a pas besoin de se poser pour être sûre qu'il s'est trompé, et pour le rappeler au sentiment de son talent vrai... et possible. Elle n'a qu'à regarder attentivement dans ces deux volumes, et opposer l'un à l'autre ce qui y est réussi, sans effort, visible du moins, avec ce qui y est visiblement voulu et manqué.

    III

         Tout n'est pas fantastique, même de prétention, en ces deux volumes, malgré le titre que porte le premier. J'ai parlé des Fiancés de Grinderwald. Mais dans le volume intitulé : Contes fantastiques, il y a cette lunatique griserie d'Entre deux vins ; il y a Crispinus ou l'Histoire interrompue, l'Oreille de la Chouette, le Combat de Coqs, qui n'ont nullement le caractère fantastique, et où nous trouvons, ainsi que dans les Fiancés de Grinderwald, la perle de ce volume, les qualités que nous avons cherché à caractériser dans Erckmann-Chatrian. Restent donc, pour le fantastique essayé, le Rêve du cousin Elof, qui n'est qu'un rêve somnambulique d'un effet usé et qu'il fallait renouveler, comme Edgar Poe, quand on ose toucher à ce genre de fantastique ; la Montre du Doyen, qui n'est qu'une histoire de la Gazette des Tribunaux ; les Trois Âmes, Hans Storkus, l'Araignée-Crabe. Mais ces différents récits sont, il faut bien le dire, sans aucune originalité saisissante. C'est de l'horrible matériel qui tient de la place, et non pas de l'horrible subtil tel qu'on le rencontre dans les maîtres du fantastique, ce genre d'horrible impondérable qui vous donne la sensation, autour du cœur, d'un étau froid.
         Nous ne parlons pas du Sacrifice d'Abraham, une grande diablesse d'histoire dont Rembrandt est le héros, laquelle n'a pas de raison pour être plutôt dans ce volume que dans tout autre volume de nouvelles, et qui en aurait une que je sais bien de n'y être pas... Enfin, dans les Contes de la montagne, où l'auteur se détire de son fantastique et commence de s'en dégager, vous ne trouverez que deux contes de cette espèce : le Violon du pendu et l'Héritage de mon oncle Christian, aussi faibles d'ailleurs que tout le reste ; car pour le Conte qui a presque proportion de roman, et qui envahit, à lui seul, tout le volume, ce très beau Conte de Hugues-le-Loup, je ne le mets point parmi les tentatives fantastiques de l'auteur, malgré la donnée somnambulique qui en fait le dénouement et qui a été si rabâchée depuis Shakespeare, mais je le place plutôt parmi les autres récits, où le talent d'Erckmann-Chatrian, son talent réel et lumineux, - son talent antifantastique - s'est montré avec le plus de suite et d'éclats.
         En effet, il y a mieux ici qu'un progrès, il y a révélation d'une faculté nouvelle, ou du moins d'une faculté qui ne s'était jamais attestée dans les meilleures pages d'Erckmann-Chatrian. Ce peintre d'école hollandaise levant des paysages allemands vus par la fenêtre d'un cabaret, ce peintre de genre encore trop heurté de couleur et qui attend comme un bénéfice le velours brun du temps, de l'expérience et de l'art, sur son rouge trop dur, a tout d'un coup élargi sa toile, et, dans un horizon plus vaste que celui dans lequel il se contient d'ordinaire, il est monté jusqu'à l'idéal. Hugues-le-Loup est une histoire grandiose, à détails poétiques et poignants, et à la beauté de laquelle je ne reproche rien, si ce n'est un vague qui n'est pas celui que l'art produit quand l'art est profond ; car il est un vague plus terrible que la réalité la plus nettement tragique. Connaissez-vous rien de plus magnifiquement oppressif pour la pensée que le vague mystérieux de Lara ?... Hélas ! le vague de cette histoire de Hugues-le-Loup est celui-là que la faiblesse laisse tomber sur ce qu'elle n'oserait pas faire voir.
         Si Erckmann-Chatrian avait eu la moindre puissance fantastique, il l'aurait prouvé dans cette histoire si bien commencée, entre cet homme atteint d'une maladie sans nom, qui hurle comme un loup blessé au fond de son château féodal, et dont les crises deviennent de plus en plus épouvantables à mesure que s'avance dans la plaine, à travers les neiges, la vieille sorcière, ou plutôt la vieille inconnue, que la terreur de tout le pays a surnommée la Peste Noire. Malheureusement l'histoire, commencée sur ce grand pied mystérieux, tourne de la lycanthropie, que l'auteur a peur d'aborder et qui n'eût pas fait trembler Edgar Poe ou tout autre génie fantastique, au somnambulisme shakespearien, mais sans la goutte de sang sur la main coupable, et, au point de vue du fantastique, c'est là le plus triste fiasco. Cela suffirait seul pour justifier nos observations sur Erckmann-Chatrian, qui, de nature, n'est pas fait pour ce monde à part, surnaturel et clair-obscur, ou fantastique, et dont le talent n'a qu'au plein jour de la vie réelle et corpulente, sa force et son intensité.

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  • Zola, « Erckmann-Chatrian », Le Salut public de Lyon, du 29 avril et du 1er mai 1865, repris dans Mes Haines, Paris, Charpentier, 1866, p.179-200.

    I

         J'aime à considérer chaque écrivain comme un créateur qui tente, après Dieu, la création d'une terre nouvelle. L'homme a sous les yeux l'œuvre divine ; il en étudie les êtres et les horizons, puis il essaie de nous dire ce qu'il a vu, de nous montrer dans une synthèse le monde et ses habitants. Mais il ne saurait reproduire ce qui est dans sa réalité ; il n'a aperçu les objets qu'au travers de son propre tempérament ; il retranche, il ajoute, il modifie, et, en somme, le monde qu'il nous donne est un monde de son invention. C'est ainsi qu'il existe, en littérature, autant d'univers différents qu'il y a d'écrivains ; chaque auteur a ses personnages qui vivent d'une vie particulière, sa nature dont les paysages se déroulent sous des cieux étrangers.
         Dès qu'un écrivain de quelque mérite a écrit huit à dix volumes, il est aisé de déterminer quel monde nouveau nous est donné. Le critique ne tarde pas à découvrir le lien de parenté unissant entre eux les êtres qui se meuvent dans ces huit ou dix volumes ; il a vite sondé leur organisme, fait l'anatomie de leur âme et de leur corps, et, désormais, chaque fois qu'ils passeront devant lui, il les reconnaîtra sûrement, à certains signes caractéristiques, défauts ou qualités. De même, les horizons n'auront bientôt plus de secrets pour lui. Le critique assistera ainsi à la vie d'une création dont il pourra juger la grandeur et la réalité, en la comparant à la création de Dieu.
         Pour me faire mieux comprendre, je citerai La Comédie humaine, de Balzac. Cet homme de génie dut, à un certain moment, regarder autour de lui et s'apercevoir qu'il avait des yeux excellents, allant droit à l'âme, fouillant les consciences, saisissant admirablement aussi les grandes lignes extérieures, voyant tout à la fois et le dedans et le dehors de la société contemporaine. A son appel, un monde entier sortit de terre, un monde de création humaine, n'ayant pas la grandeur du monde de Dieu, mais lui ressemblant par tous les défauts et par quelques-unes des qualités. Il y a là une société complète, depuis la courtisane jusqu'à la vierge, depuis le coquin suant le vice jusqu'au martyr de l'honneur et du devoir. La vie de ce monde, il est vrai, est factice parfois ; le soleil ne s'y joue pas librement ; on étouffe dans cette foule où l'air manque ; mais il s'en échappe des cris de passion, des sanglots et des rires d'une telle vérité humaine, que l'on croit avoir devant soi des frères en douleur et que l'on pleure avec eux.
         Ayant à examiner aujourd'hui les œuvres d'un écrivain dont le nom a acquis, dans ces derniers temps, une juste renommée, je crois devoir m'inquiéter, avant tout, du monde qu'il a créé. J'espère que cette méthode critique m'aidera puissamment à communiquer au public les résultats de mon analyse, à lui faire connaître dans son entier le talent que j'ai à juger.
         Le monde d'Erckmann-Chatrian est un monde simple et naïf, réel jusqu'à la minutie, faux jusqu'à l'optimisme. Ce qui le caractérise, c'est tout à la fois une grande vérité dans les détails purement physiques et matériels, et un mensonge éternel dans les peintures de l'âme, systématiquement adoucies. Je m'explique.
         Erckmann-Chatrian n'a pas écrit de romans, si on entend par ce mot une étude franche et hardie du cœur humain. La créature chez lui est une poupée faisant aller les bras et les jambes avec une merveilleuse perfection. Cette poupée sait pleurer ou sourire au moment voulu ; elle parle sa langue avec justesse, elle vit même d'une vie douce et lente. Faites défiler devant vos yeux une dizaine de ces pantins, et vous serez frappé de leur ressemblance morale. Chacun d'eux a, il est vrai, les gestes de son âge et de son sexe ; mais tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, ont le même cœur, la même naïveté, la même bonté. Sans doute, çà et là on trouve un coquin ; mais quel pauvre coquin, et comme on voit que l'auteur n'est pas habitué à peindre de telles natures ! Là est, selon moi, la grande lacune dans le monde d'Erckmann-Chatrian. Il n'y a pas création d'âmes différentes, et, par conséquent, lutte entre les passions humaines. L'écrivain a pétri de ses mains un personnage suivant ses instincts, et ce personnage, à l'aide de quelques légères modifications, lui a servi à peupler tous ses livres. D'ailleurs, l'être lui importe peu ; le drame n'est pas dans la créature, mais plutôt dans les événements. Dès lors, on comprend cette insouciance des individualités. Les figures qu'il crée sont surtout remarquables par leur vérité physique ; elles agissent toutes sous l'empire d'un sentiment simple et nettement accusé ; en un mot, elles sont surtout là pour supporter ou déterminer une action. Mais jamais l'auteur n'étudie la créature pour elle-même, jamais il ne va jusqu'à son âme, afin d'en analyser les désespoirs et les espérances. Lorsqu'il risque l'étude d'un cœur, il semble perdre tout à coup la finesse d'observation qu'il possède à l'égard des détails extérieurs ; il est poussé fatalement à faire une peinture fade et doucereuse, d'une grande bonhomie, si l'on veut, mais radicalement fausse dans sa généralité. Son monde n'est pas assez mauvais pour vivre de la vie réelle.
         Placez maintenant dans une nature vraie et énergiquement peinte ces poupées taillées en plein bois, tantôt avec une délicatesse exquise, tantôt avec une grande largeur de ciseau, vous aurez dans son ensemble le monde d'Erckmann-Chatrian, tel qu'il s'est montré à moi. Monde consolant d'ailleurs, pour lequel on ne tarde pas à se sentir une profonde sympathie. On aime ces êtres pâles et souriants, ces types de bonté, de souffrance, de grandeur morale ; on les aime dans leur tranquillité sainte, dans leur naïveté d'enfant. Ils ne vivent pas de notre vie, ignorent nos passions. Ce sont des frères plus purs, plus tendres que nous, et, à les regarder, nous gagnons en douce impression ce que nous perdons en réalité. Je me refuse à croire que ce sont là des hommes ; mais je me plais à vivre quelques heures avec ces merveilleux pantins tout à la fois plus grands que moi par leur perfection, plus petits par leur mensonge. Puis, quel beau pays que le leur, et ici quelle vérité dans les horizons ! Dans nos théâtres, ce sont les campagnes qui sont de carton et de bois ; ici, ce sont les personnages. Les champs vivent, pleurent et sourient ; le soleil luit largement, et la grande nature s'étale avec puissance, admirablement résumée en quelques traits justes et forts. Rien ne saurait rendre la sensation singulière que m'a fait éprouver ce mélange bizarre de mensonge et de vérité ; je l'ai dit, il y a là l'inverse de l'effet produit par notre monde théâtral. Imaginez des automates se promenant au milieu de la création de Dieu.
         La vérité des détails physiques et matériels ne suffirait pas pour rendre grandes les œuvres d'Erckmann-Chatrian ; il y a un autre mérite en elles. Ces pantins dont je viens de parler seraient de pauvres bonshommes, s'ils ne savaient que reproduire mathématiquement nos gestes et les inflexions de notre voix. Mais, à défaut de cœur, l'auteur leur a donné une pensée morale. Ils marchent poussés par un souffle puissant de justice et de liberté. Dans toute l'œuvre circule un air sain et fortifiant. Chaque livre est une idée ; les personnages ne sont que les différents arguments qui se combattent, et la victoire est toujours la victoire du bien. C'est ce qui explique la faiblesse de l'élément romanesque ; l'écrivain est d'une gaucherie remarquable lorsqu'il touche aux passions ; il ne sait rien imaginer de mieux qu'un amour frais et souriant, délicat, il est vrai, mais d'une douceur trop égale. Lorsque, au contraire, il s'agit de réclamer les droits de la liberté humaine, alors, n'ayant plus à s'inquiéter de nos cœurs, il se sert de nous comme de jouets, il dédaigne l'individualité de l'être, il écrit son plaidoyer, sorte de dissertation historique et philosophique dans laquelle le personnage n'est plus qu'un type ou qu'une machine à joies ou à douleurs, à blâme ou à approbation.
         Le fantastique joue aussi un grand rôle dans les œuvres d'Erckmann-Chatrian. Ce premier amour pour les histoires merveilleuses explique un peu le dédain de l'auteur pour l'étude vraie de l'homme. D'ailleurs, les récits du monde invisible acquièrent chez lui plus de puissance par la qualité qu'il possède de peindre dans sa réalité le monde visible. Il va par-delà la vie, et l'on ne sait l'instant où il quitte la veille pour le rêve. La vérité des observations se continue même dans ce qui n'existe pas. Toutefois, le personnage est encore ici un pur caprice, un croquemitaine lorsqu'il veut être méchant, un petit saint lorsqu'il veut être bon. Il est évident que l'auteur, en pleine fantaisie, s'est encore moins inquiété de la réalité humaine. Sans doute, il peint une des faces de notre âme, mais il y a un tel parti pris et une telle monotonie dans cette peinture, que les héros finissent par être fatigants. Erckmann-Chatrian, et dans ses contes fantastiques, et dans ses récits historiques, a refusé le drame humain, en négligeant de mettre aux prises les sentiments et les personnalités.
         Ce n'est pas sans intention que j'ai tout à l'heure nommé Balzac. J'ai choisi notre plus grand romancier, non pas pour écraser l'auteur que je juge, mais pour mieux faire ressortir le genre de son talent, en opposant ce talent à un talent complètement différent. Il me déplairait que l'on vît dans mon choix cette manœuvre critique peu délicate qui consiste à se servir d'un grand mérite pour nier un mérite moindre. On comprend quel abîme sépare le monde de Balzac du monde d'Erckmann-Chatrian, et je puis me faire mieux entendre en rapprochant ces deux créations.
         Nous avons, d'une part, toute une société, un peuple ondoyant et divers, une famille humaine complète dont chaque membre a des allures particulières, un cœur qui lui appartient. Cette famille habite la France entière, Paris et la province ; elle vit la vie de notre siècle, souffre et jouit comme nous, est, en un mot, l'image de notre propre société. L'œuvre a la sécheresse d'une analyse exacte ; elle ne prêche ni n'encourage ; elle est uniquement le compte rendu brutal de ce que l'écrivain a observé. Balzac regarde et raconte ; le choix de l'objet sur lequel tombent ses regards lui importe peu, il n'a que le souci de tout regarder et de tout dire.
         D'autre part, nous avons un groupe choisi d'âmes tendres, Tous les vivants de ce monde tiennent dans le creux de la main : un garçon naïf et amoureux, une fillette fraîche et souriante. un bon vieux moraliste et paterne, une bonne vieille grondeuse et dévouée, puis quelque beau sentiment personnifié dans une figure héroïque. Ce petit peuple vit dans un petit coin de la France, dans le fond de l'Alsace, ayant des mœurs d'une autre époque et vivant une vie qui n'est pas la nôtre. Il est en plein âge d'or. Les vieux travaillent, boivent et fument ; les jeunes sont soldats, musiciens ou fainéants ; les filles, servantes d'auberge, fermières ou bourgeoises, sont des modèles d'ordre et de propreté, aimant dans toutes les conditions et ne trompant jamais. Aucun de ces êtres n'est secoué par nos passions ; ils habitent à des millions de lieues de Paris, et vous ne trouverez en eux rien de moderne.
         Peut-être certains de ces bonshommes sont-ils d'excellentes études de paysans et d'ouvriers alsaciens ; sans doute des modèles ont posé ; mais de pareils portraits ne peuvent être que des curiosités d'artiste, et, lorsqu'ils emplissent onze volumes, ils ennuient par leur monotonie ; on regrette l'entêtement mis par l'écrivain à ne nous montrer qu'un petit coin d'une société, lorsqu'il pourrait nous montrer cette société tout entière. Chaque récit semble une légende que raconterait un enfant, avec son parler naïf et son âme candide ; tout y est pur et simple, tout pourrait sortir d'une bouche de douze ans. On devine ce que devient notre monde fiévreux en passant par une telle innocence. Les créatures qui peuplent ces histoires adoucies ont une blancheur particulière. Et même, au risque de me contredire, je finis par m'apercevoir qu'il n'y a pas là plusieurs êtres, à proprement parler, qu'il n'y a pas un monde, mais une créature unique et typique, faite de douceur, de simplicité et de justice, d'un peu d'égoïsme peut-être, qui engendre tous les personnages en changeant d'âge, de sexe et d'attitude. Hommes et femmes, jeunes et vieux sont une même âme. Balzac a résumé les passions en fortes individualités. Erckmann-Chatrian a délayé deux ou trois sentiments en plusieurs douzaines de poupées coulées dans le même moule.
         Je ne puis donner le nom de romans aux ouvrages d'Erckmann-Chatrian. Ce sont des contes, si l'on veut, des légendes, des nouvelles, et encore des récits historiques, des scènes détachées de la vie militaire. Il m'est aisé maintenant de dire un mot de chacun d'eux et de justifier ainsi par des exemples le jugement que je viens de porter. Pour plus de clarté, je diviserai en deux catégories les onze volumes qu'Erckmann-Chatrian a déjà produits : les contes proprement dits et les récits historiques.

    II

         Il y a, dans l'œuvre, jusqu'à trois volumes de contes fantastiques : les Contes fantastiques, les Contes des bords du Rhin et les Contes de la montagne. C'est là, selon moi, la partie faible. La qualité la plus saillante que l'auteur y ait déployée est cette précision de détails dont j'ai parlé, qui ne permet pas au lecteur de fixer le point juste où la veille cesse, où le rêve commence. Mais ces récits ne valent ni ceux d'Edgar Poe, ni même ceux d'Hoffmann, les maîtres du genre. Le conteur américain a, dans l'hallucination et le prodige, une logique et une déduction mathématique autrement puissantes ; le conteur allemand a plus de verve, plus de caprice, des créations plus originales. En somme, les contes d'Erckmann-Chatrian sont des légendes délicatement travaillées, dont le principal mérite est une couleur locale très réussie, mais fatigante à la longue. On dirait de ces estampes au dessin archaïque, enluminées naïvement, un peu effacées par le temps. Sans doute il y a des inventions ingénieuses, des fantaisies philosophiques finement paradoxales, il y a des histoires où le terrible et l'étrange ont une grande allure d'un effet saisissant et profond. Toutefois, dans ce domaine de l'imagination pure, l'œuvre, pour être vraiment remarquable, demande des qualités supérieures. Je suis loin de nier le talent d'Erckmann-Chatrian en ce genre difficile, et je reconnais même qu'il est un des rares écrivains qui ont réussi de nos jours le conte fantastique. Mais comme il a écrit ensuite des pages meilleures et plus personnelles, il est permis au critique de passer rapidement, sans grands éloges, sur ces œuvres de début qui, certes, ne promettaient pas les récits historiques publiés plus tard. Je ne puis analyser aucun de ces contes très courts et très nombreux, dont quelques-uns, je le répète, méritent de fixer l'attention. Nos fils les liront avec plaisir, surtout parce qu'ils sont de l'auteur de Madame Thérèse.
         Les Confidences d'un joueur de clarinette se composent de deux récits : La Taverne du jambon de Mayence et Les Amoureux de Catherine. Ici j'admire, je ne puis mentir à mon émotion, à la saine et douce sensation qui me pénètre. Ce sont deux nouvelles, si discrètes et si naïves, que je n'ose y toucher, crainte d'en faner les couleurs et d'en dissiper les parfums. L'une est l'histoire d'un pauvre diable de musicien qui aime et qui perd son cher amour. L'autre, peut-être plus pénétrante encore, est le récit des tendresses d'un jeune maître d'école pour la belle Catherine, la riche cabaretière. Au dénouement, Catherine plante là tous les gros bonnets du pays et va donner un baiser au maître d'école, lui apportant sa richesse et son amour en récompense de ses longs regards rêveurs. Cette histoire est certainement la plus émue qu'ait écrite Erckmann-Chatrian ; pour moi, c'est là son chef-d'œuvre de sentiment. Il y a mis sa personnalité, cette personnalité que je me suis efforcé d'analyser, sa douceur, sa bonhomie et sa naïveté, son souci des détails, sa santé plantureuse et riante. Le jour où il a écrit Les Amoureux de Catherine, il a donné le dernier mot de ce que j'appellerai sa première manière. Le cadre étroit, les justes proportions accordées à cette nouvelle, en font la perle de la collection, en ne lui laissant que l'importance nécessaire et en la faisant bénéficier de toute sa modestie.
         J'aime peu L'Illustre Docteur Mathéus. Cette histoire d'un savant qui s'en va par monts et par vaux, prêchant la palingénésie, traînant sur ses talons le ménétrier Coucou Peter, est une fantaisie littéraire et philosophique, qui aurait pu donner lieu à une vingtaine de pages agréables ; délayée en un volume, elle rappelle trop Don Quichotte et semble vouloir prendre une importance qu'elle ne saurait avoir. Elle contient de jolis détails, mais elle pèche par cette monotonie que j'ai reprochée à Erckmann-Chatrian, elle prouve que l'écrivain reste un conteur, quelle que soit la longueur de ses ouvrages.
         C'est surtout dans L'Ami Fritz que cette vérité est frappante. Une nouvelle est une nouvelle, qu'elle ait cinquante pages ou qu'elle en ait trois cents. L'Ami Fritz est une nouvelle de trois cents pages qui gagnerait à être réduite au moins de deux tiers. L'auteur a eu le bon esprit de donner de justes dimensions aux Amoureux de Catherine, et il a écrit un petit chef-d'œuvre. A-t-il espéré écrire un roman en élargissant le cadre sans y mettre une action plus large, plus approfondie ? On tolère la simplicité, l'observation superficielle, la répétition des mêmes gestes et des mêmes paroles, lorsqu'on ne doit vivre que quelques minutes avec un livre. Mais lorsque le récit prend l'espace suffisant à une œuvre sérieuse et complète, on est fâché de ne trouver qu'une bluette. Les qualités se changent forcément en défauts. Ainsi, pour emplir tout un volume, nous avons l'histoire d'un célibataire, Fritz Kobus, un bon vivant qui a horreur du mariage et qui est converti au dénouement par les yeux bleus de la petite Suzel, la fille de son fermier. Le sujet étant trop mince, l'auteur s'attarde en longues descriptions ; il refait le tableau qu'il a fait cent fois, il vous montre tout ce peuple alsacien, ivrogne et travailleur, que nous connaissons maintenant aussi bien que lui. Si encore il étudiait humainement la lutte entre l'égoïsme et l'amour de Fritz ; mais ce Fritz est un grand enfant que je ne puis prendre au sérieux. Il aime Suzel comme il aime la bière. Je ne vois dans l'œuvre qu'une fantaisie sentimentale et puérile, trop en dehors de mon âge et de moi-même pour pouvoir m'intéresser. Elle mérite un sourire.
         J'ai gardé Maître Daniel Rock, car cette œuvre-là est grosse de révélations sur le talent d'Erckmann-Chatrian. Maître Daniel est un forgeron, un amant du passé qui vit dans l'amour des choses d'autrefois. Entouré de ses fils et de sa fille, il se retire pas à pas devant l'esprit moderne qui monte et détruit ses chères croyances. Au dernier jour, désespéré et sentant la victoire lui échapper, il forge des piques de fer ; puis il va avec ses fils attendre un train sur une voie ferrée que l'on vient d'ouvrir ; ils attaquent la locomotive qui passe sur eux et qui broie leurs corps. C'est ainsi que le progrès écrasera les anciennes ignorances. Sans doute, comme homme, Erckmann-Chatrian est pour l'esprit moderne ; mais, comme artiste, il est malgré lui pour le passé. Son maître Daniel est un colosse, une grande figure amoureusement travaillée, tandis que l'ingénieur qu'il lui oppose est un pantin ridicule. Nous touchons, ici, au secret du talent de l'écrivain.
         Je puis affirmer maintenant qu'Erckmann-Chatrian connaît et aime tous les grands sentiments de notre âge, mais qu'il ignore et dédaigne l'homme moderne. Il est seulement à l'aise avec les géants d'autrefois ou les habitants naïfs d'une province perdue ; il ne saurait toucher à notre monde parisien. S'il lui arrive, par malheur, de mettre en scène un de nos frères, il ne sait ni le comprendre ni le peindre. En un mot, il est l'homme de la légende, il refuse le roman contemporain.
         Lorsqu'il veut exalter quelque grande pensée moderne, il n'a garde de choisir ses personnages dans notre société, mais il va choisir quelque héros de conte bleu ; il crée de toutes pièces une figure allégorique, il emploie comme il peut son monde alsacien. Ainsi, nous assistons à ce singulier spectacle dont j'ai parlé, de créatures étrangères à notre vie et animées cependant des sentiments de l'époque. Je le répète, ces créatures sont des poupées qui représentent des pensées et non des cœurs.

    III

         Dans les quatre volumes qui me restent à examiner, Erckmann-Chatrian a étudié notre histoire à une époque grandiose et sanglante, à l'heure de nos plus grandes gloires et de nos plus grands châtiments. L'enseignement qui se dégage de ces livres peut être exprimé par ce précepte : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas que l'on vous fasse. » C'est-à-dire restez tranquilles à vos foyers, ne portez pas le fer et le feu chez vos voisins, ou les voisins viendront à leur tour ravager vos champs et s'asseoir dans vos villes. L'auteur montre les peuples aux prises ; il fait un tableau horrible de la guerre, et il réclame par là la paix universelle ; il demande qu'on laisse le paysan à la charrue, l'ouvrier à son outil. Il n'a d'ailleurs tiré aucun autre parti de l'époque historique qu'il a choisie ; il y a vu seulement une grande effusion de sang, des morts et des blessés, et il a demandé grâce pour les humbles et les travailleurs. C'est là de l'histoire populaire, naïve, égoïste, ignorante des grands courants supérieurs, s'attachant surtout à l'effet et ne montant jamais à la cause. Les gens instruits pourront reconstruire la France à l'aide de la peinture d'une petite ville ; mais je doute que le peuple, pour lequel les livres semblent écrits, y prenne des leçons justes et vraies. Il les lira avec intérêt, trouvant en eux les sentiments qui l'animent, l'amour de la patrie mêlé à l'amour de la propriété, les instincts de violence et le besoin de repos, la haine du despotisme et l'élan vers la liberté. Mais il n'y apprendra pas l'histoire, cette science sévère ; il condamnera les événements, sans les comprendre, emporté seulement par sa sensibilité et par son égoïsme.
         Il y a deux faces bien distinctes dans les ouvrages dont je parle : une partie romanesque d'une grande faiblesse, une partie descriptive admirable.
         La méthode d'Erckmann-Chatrian est simple : il prend un enfant et lui fait conter une bataille qui a eu lieu devant lui ; il écrit les mémoires d'un soldat et il décrit seulement les scènes auxquelles ce soldat a assisté. Il arrive ainsi à une puissance de description extrême ; il ne s'égare pas dans l'aspect de l'ensemble, il concentre toutes ses forces d'observation sur un point, et il réussit à nous donner un tableau exact, grand comme la main, qui, par une force merveilleuse, nous fait deviner tout ce qui devait l'entourer. Il n'est pas jusqu'à la naïveté du récit qui ne soit ici un attrait de plus ; la vérité brutale des détails, l'impitoyable réalité prend je ne sais quel air de franchise qui en grandit encore l'horreur. Puis, dès que l'auteur en revient aux amours de ses héros, toute sa force l'abandonne, il balbutie, sa main tremble et il ne trouve plus un seul trait énergique. Ses œuvres gagneraient à n'être que de simples annales, une suite de tableaux détachés.
         Je veux analyser les quatre ouvrages selon leur ordre historique, et non selon leur date de publication. Tous quatre se tiennent, se suivent et s'expliquent.
         Madame Thérèse est le chef-d'œuvre de la seconde manière d'Erckmann-Chatrian, de même que Les Amoureux de Catherine est le chef-d'œuvre de la première. Ici il y a presque roman. La partie descriptive et la partie romanesque ne font qu'une et constituent par leur union un véritable livre. Tout est pondéré, rien ne domine, et cet équilibre exquis des divers éléments d'intérêt contente le cœur et l'imagination. L'œuvre est vraiment originale ; elle est une création, le fruit mûr et savoureux d'une personnalité douce et forte à la fois. Elle a, en un mot, le mérite d'être l'expression la plus nette et la plus complète d'un tempérament. La naïveté y sied à merveille, car le récit sort de la bouche d'un enfant ; les combats y ont une allure franche et généreuse, car ce sont les combats d'une nation libre qui est riche de sang et de courage ; l'amour y est grand, sinon vivant, car il naît dans la poitrine d'une fille héroïque, un des types les plus nobles de l'écrivain. Heureuses les œuvres qui viennent au monde dans la floraison du talent de leur auteur ! Puis, quel héroïsme, quel patriotisme, quels souffles larges et puissants ! Mme Thérèse est tout à la fois la France et la liberté, la patrie et le courage. Cette jeune femme qui suit aux frontières son père et ses frères, qui tombe blessée dans un petit village des Vosges, et qui, sauvée par le docteur Jacob Wagner, l'épouse au dénouement, c'est la jeune liberté qui défend le sol et s'unit au peuple. L'heure est solennelle dans notre histoire, lorsque les peuples menaçaient nos libres institutions acquises au prix de tant de larmes. La défense alors était sacrée, la guerre devenait sainte. Erckmann-Chatrian est ici pour les combats ; il verse le sang avec un enthousiasme qui est presque un applaudissement. Tout me plaît dans Madame Thérèse, la jeunesse et l'ardeur, la bonhomie et l'élan, les tableaux d'intérieur qui font mieux valoir les scènes guerrières, même les personnages secondaires, ces éternels Alsaciens qui sont ici à leur véritable plan. Je le répète, ce livre est un chef-d'œuvre par l'admirable harmonie des parties, par le juste mélange des éléments qui le composent.
         Dans l'Histoire d'un conscrit de 1813 et dans Waterloo, l'époque historique a changé ; l'Empire en est à ses derniers râles. Le premier de ces livres nous conte les batailles de Lützen et de Leipzig, lorsque les nations, fatiguées de nos conquêtes, s'unirent et nous demandèrent compte du sang versé ; le second est le récit de l'écroulement du colosse, l'acte suprême de cette sanglante tragédie qui rejette Napoléon à l'exil et à la mort. Ici la partie descriptive et historique, la peinture des batailles est plus navrante, plus énergique encore que dans Madame Thérèse. L'écrivain a trouvé des couleurs admirables de vérité et de vigueur pour peindre cette lutte dernière d'un homme contre tous les peuples ; il a rencontré, dans la simplicité et dans la réalité, des accents déchirants et nous a donné, par fragments, le poème épique moderne. Je ne saurais trop louer Erckmann-Chatrian sur cette partie de son œuvre, moi qui me montre si sévère pour les autres parties.
         Les deux livres sont en quelque sorte les mémoires du fusilier Joseph Bertha, l'ouvrier horloger, le pauvre boiteux que la conscription prend et jette aux hasards de la guerre ; ils nous content la douleur qu'il éprouve à quitter sa chère Catherine et son maître, le bon et sage M. Goulden, ses combats, ses blessures et ses souffrances, ses pensées et ses tristesses. Nous le suivons dans ses campagnes, sur les champs de bataille, et c'est là que l'œuvre est admirable. Il y a création réelle, et la guerre est rendue dans toute sa sombre et grandiose vérité.
         Ce soldat, lorsqu'il se bat, qu'il espère ou qu'il pleure, n'est plus une poupée ; c'est un ouvrier, un simple d'esprit, un égoïste, si l'on veut, qui se révolte de servir lorsque la loi devait l'exempter. Il nous conduit à la victoire, à la défaite, à l'hôpital et à l'ambulance, dans les champs humides et glacés, dans les enivrements du combat et dans les mornes terreurs de la retraite, - et sa parole naïve et triste ne nous permet pas de douter de sa franchise. Tout est vrai, car le mensonge ne saurait avoir cette émotion ni cette terrible exactitude. C'est la gloire du capitaine jugée par le soldat. Le sang coule, les entrailles se répandent, les cadavres emplissent les fossés ; puis, parmi les morts, dans la plaine rouge et navrante, passe par instants une rapide apparition, Napoléon, gris et froid, pâle au milieu de la pourpre du combat, la face éclairée comme par la lumière blanche des baïonnettes. Je ne connais pas de plus beau plaidoyer contre la guerre que ces pages émouvantes. Mais quelle pauvreté dans la partie romanesque ! Comme ces ouvrages sont mal agencés et mal distribués !
         Ce n'est plus l'heureux équilibre de Madame Thérèse ; il n'y a plus de livre, mais seulement de beaux fragments. Les amours de Joseph Bertha et de Catherine sont puériles ; elles se mêlent gauchement à la trame du récit. Dans Waterloo surtout, cette complète séparation des deux éléments est très sensible. Le volume est séparé en deux parties : la première qui se passe en pleine idylle, la seconde en pleine épopée. Pendant cent cinquante pages, nous assistons aux soupirs et aux sourires de Joseph et de Catherine, aux sages discours de M. Goulden ; pendant cent cinquante autres pages, nous courons les champs de bataille. Il y a là deux histoires. L'ouvrage pèche par un manque d'harmonie. Je préfère, à ce point de vue, l'Histoire d'un conscrit de 1813, où le récit commence plus vite.
         Enfin, Le Fou Yégof est un épisode de la grande invasion de 1814, la suite naturelle de Waterloo. Ce récit, écrit le premier, me paraît plus faible que les autres ; il contient d'excellentes peintures de combats, mais il s'y mêle un fantastique mal réussi et des velléités de roman d'aventures qui me gâtent cette belle simplicité qui est le talent même d'Erckmann-Chatrian. On dirait un mauvais pastiche des contes de Walter Scott. Les grandes figures que l'auteur y fait mouvoir sont des figures purement légendaires ; nous n'avons même plus ces braves Alsaciens que leur belle humeur rend parfois supportables. Les personnages se perdent dans le songe, et c'est grâce à quelque description vigoureuse et technique que les événements prennent une date.

    IV

         J'ai voulu seulement étudier, en toute franchise et en toute hardiesse, la personnalité, le tempérament d'Erckmann-Chatrian ; j'ai voulu faire l'anatomie littéraire d'un artiste qui a déjà beaucoup produit et qui a réussi à fixer l'attention publique. Mais je déclare, malgré mes restrictions, que cet auteur m'est très sympathique. L'importance que j'ai donnée à cette étude prouve le cas que je fais d'un écrivain sincère et consciencieux dont les ouvrages sont pleins de pages justes et vraies.
         Si j'ai été trop sévère, j'ai péché par ignorance. Je ne connais pas ce monde alsacien qui emplit l'œuvre ; il se peut qu'il existe, qu'il ait trop de naïveté, trop de douceur, et que chez lui tous les hommes se ressemblent moralement, presque physiquement. Erckmann-Chatrian est de cette bienheureuse contrée où règne encore l'âge d'or ; il en a parlé savamment. Quant à moi, mes instincts ne me permettent pas d'accepter de tels personnages, lorsqu'ils doivent être éternels. Je ne puis, après avoir vécu en bonne intelligence avec Germinie Lacerteux, me sentir à l'aise avec l'ami Fritz.
         Si Erckmann-Chatrian consentait à changer ses poupées pour des personnes vivantes, nous serions les meilleurs amis du monde. Je me trouve si bien dans ses campagnes, je respire si largement dans les horizons qu'il ouvre ! Il est vrai dans le détail, il peint avec largeur et énergie, il a un style simple, peut-être un peu négligé ; en un mot, je n'aurais pas assez d'éloges pour lui, s'il se décidait à étudier les hommes de nos jours dont il prend les sentiments pour les donner à des pantins.
         On me dit qu'Erckmann-Chatrian travaille en ce moment à un récit en faveur de l'instruction obligatoire. Voilà un beau sujet pour prêcher. Je tremble de voir reparaître les Alsaciens. La société moderne est là qui attend ses historiens. Pour l'amour de Dieu, quittez l'Alsace et étudiez la France, étudiez l'homme moderne tel qu'il est, étudiez ses pensées et ses besoins, et surtout n'oubliez pas son cœur.



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